Contestation et
répression scolaire : la grève du 5 février 1944
Préparée dans le
plus grand secret par Si Hammou ben Mohammed, instituteur au collège d’Azrou,
la grève des élèves va marquer à tout jamais le " collège ", établissement que
les Anciens élèves continueront à appeler ainsi, en dépit de la nouvelle
dénomination.
Les élèves décident
de déclencher un mouvement de grève en signe de solidarité avec leurs
camarades et d’affirmation solennelle de leur souhait de voir leur pays
accéder à l’indépendance. Ils prolongent sous une forme moderne, à leur façon,
le combat suspendu par leurs aînés en février 1935.
L’explication est
sans doute à rechercher dans l’imaginaire des leurs et dans les épopées
périodiquement rappelées par les occupants. Tous les 11 novembre, en effet, se
déroulait sous leurs yeux la commémoration des soldats morts à Tabadoult, sur
la route de Meknès. Conduits en camions, les élèves assistaient à la cérémonie
officielle. Ils gardent tous en mémoire l’image d’une stèle, et surtout cette
terrible inscription sommairement gravée :
"Français qui venez sur cette terre, sachez que tout épi de blé que vous y
récolterez, est irrigué par le sang de nos frères ".
A leur tour, ils
reprennent le flambeau des " sibistes " (insoumis) pour dire " non à
l’occupation militaire, non à l’exploitation, non à la division ". Ils
découvrent l’usage des graffiti nombreux et variés qu’ils apposent sur les
murs et les portes. Le blanchiment des lieux et la peinture des portes des
locaux en janvier 1945, ne découragent pas leurs auteurs qui apposent aussitôt
de nouvelles inscriptions.
Les anciens élèves
évoquent avec beaucoup de fierté cette période, à la fois " sombre et
glorieuse " de l’histoire du collège d’Azrou, qui a profondément imprimé à
cette génération " une maturité précoce ".
La contestation
Réunis en forêt, à
l’occasion d’une sortie surveillée comme d’habitude, ils discutèrent de leur
rôle d’avant-garde instruite et décidèrent de se mêler à " la lutte du
peuple ". Ils portèrent ensuite, le 5 février 1944, une lettre à Gabriel
Germain, directeur du collège, que nous reproduisons fidèlement, avec ses
naïvetés dans la forme et dans le fond.
" Les élèves du
Collège d’AZROU
A
Monsieur le
Directeur du Collège d’AZROU
Monsieur le
Directeur
" A l’instar de leurs camarades des autres établissements
scolaires des Villes, les élèves du Collège d’Azrou, réunis en session
extraordinaire, ont décidé à l’unanimité de faire grève pour contribuer à la
lutte que mène le peuple marocain pour l’obtention de ses droits politiques,
économiques et sociaux.
Nous aimons la France, parce que c’est le pays qui nous a
appris à connaître et apprécier les traditions de 1789 qui sont les
siennes ; mais nous aimons aussi le Maroc, parce que c’est le pays qui nous
a vus naître et que nous serons fiers de voir figurer au rang des puissances
libres qui lui doivent une part de cette liberté ".
Vive la France
libre, Vive le Maroc libre
Vive Sa Majesté
le Sultan que Dieu le protège et le glorifie ".
Ce texte appelle
quelques remarques :
D’une part quand on
aborde l’histoire sociale des pays coloniaux, on englobe inéluctablement celle
de l’instruction publique, de l’éducation dispensée qui modifie les formes de
sociabilité. Le maître, le lettré, celui qui sait, assume dans la vie sociale
et dans la croyance populaire une fonction de premier plan : il possède les
clés de la connaissance qui permet de comprendre le monde et ses problèmes.
D’autre part deux
idées essentielles se dégagent du texte dont on perçoit nettement derrière
chaque mot la plume alerte et mûrement réfléchie des instituteurs
nationalistes autochtones :
La première, c’est
le cadre général dans lequel les grévistes déclarent s’inscrire : ils
s’associent aux instruits des autres institutions scolaires pour appuyer le
mouvement du peuple marocain dans son combat pour ses droits politiques.
La deuxième, c’est
l’adhésion aux valeurs universelles apprises sur les bancs scolaires de
l’école républicaine, telles que l’amour de la patrie et autres idéaux
d’égalité et de fraternité enseignés par la Révolution de 1789. C’est au nom
de ces valeurs inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme
et du citoyen, qu’ils manifestent non seulement leur attachement à leur pays
en qui ils fondent tant d’espoirs, mais aussi à la France, ce " phare " qui
leur a apporté tant de " lumières ".
Par ailleurs
lorsqu’on examine de plus près le texte, on remarque d’emblée que ses
rédacteurs ont sciemment gommé le mot " berbère " de la dénomination
officielle du collège. Ils ne se reconnaissent plus comme élèves du " collège
Berbère d’Azrou ", de même qu’ils dénient au destinataire de se prévaloir du
titre de directeur du " collège Berbère d’Azrou ". Résolument musulmans, ils
rejettent cette distinction entre collège " musulman " et collège " berbère ",
qui tendait à créditer que le collège " berbère " n’appartenait pas à une même
communauté. Ils n’acceptent pas de prendre à leur compte cette politique qui
s’inspirait tout simplement d’une visée de réserve où les " berbères
resteraient de bons sauvages, dignes d’amour et de respect, mais dont l’ultime
avancement consisterait dans les galons de sous-officier de goum " (Berque,
op. cit : 252). Aussi par ce geste entendent-ils condamner la politique
coloniale de division ethnique et de compartimentage. Selon leurs propres
termes, les fils ne font que reprendre à leur compte le combat mené par les
pères contre les armées coloniales d’occupation.
Enfin le
vocabulaire utilisé est révélateur de toute la proximité avec le mouvement
national. Il traduit aussi la réappropriation des valeurs néorépublicaines
diffusées par l’école. La référence explicite à 1789 en est le témoignage le
plus sensible chez ces jeunes Berbères imprégnés des idées françaises de
liberté et d’égalité. Ils réclament au nom de ces mêmes idées ce fameux droit
imprescriptible à l’existence reconnu aux nationalités. On s’aperçoit
effectivement qu’ici comme dans beaucoup de pays anciennement colonisés, la
contestation de l’ordre établi est l’œuvre d’intermédiaires formés par
l’enseignement colonial, selon un processus devenu classique. Mais on perçoit
aussi toute l’ambivalence des sentiments de ces jeunes élèves, partagés entre
un pays – la France - qui leur a appris à connaître et à apprécier les
traditions de 1789, et leur pays - le Maroc - qui est aussi le pays qui les a
vus naître et qu’ils seraient fiers de voir figurer au rang des nations
indépendantes.
La répression
La réaction est
violente. Le collège est occupé militairement, puis fermé pendant toute
l’année. Les élèves des grandes classes sont arrêtés et jetés en prison. Des
élèves de 14, 15 et 16 ans sont jetés dans des cellules noires et humides.
Accompagnés et surveillés par un cavalier, quelques-uns font à pied 80 km pour
aller de prison en prison. D’autres n’ont pas vu la lumière pendant quatre
mois.
Parmi les élèves
enlevés des bancs du collège pour " être jugés et condamnés " à de lourdes
peines de prison, citons Tadli Mohamed ben Haddou, ancien gouverneur au
ministère de l’intérieur, Layachi Mouloud Ou Lahcen, ancien juge à Tahala,
Bartali Benhaddou ou Lahcen, ancien caïd à Khénifra, Douiri Lahbib Ben Hammou
du douar Douirat d’Itzer, ancien juge à Ben Ahmed, Ouchia Alla ou Mbarch,
ancien juge à Beni Lent, Hassan Ben Mohamed Zemmouri, ancien secrétaire d’Etat
à l’intérieur et ancien ministre de l’agriculture, et feu Hossein Haj Hammou.
D’autres anciens
qui occupaient à cette époque des postes dans l’administration furent
également arrêtés et condamnés ou mutés. Citons Hammou ben Mohamed de Tiflet,
ancien instituteur à Casablanca, Abdelhamid Zemmouri, ancien gouverneur à
Casablanca et à Rabat, et ancien ministre du commerce et de l’industrie,
signataire du " manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944 ", Arahmani
Abdallah Ben Aomar, ancien chef de cabinet au ministère de l’intérieur,
signataire du " manifeste du 11 janvier 1944 ", Bnouzekri Amar Bennaceur, lui
aussi signataire du manifeste, muté de Khémissèt dans le Sous.
A cette liste de
condamnés à des peines de prison, il faudrait ajouter les deux premiers
anciens du collège admis après mille et une difficultés à continuer leurs
études au collège Moulay Youssef à Rabat :
Chafik Mohamed Ben
Ali, ancien inspecteur d’enseignement à Casablanca, ancien secrétaire d’Etat à
l’Enseignement supérieur, ancien directeur du collège Impérial, exclu de tous
les établissements scolaires du Maroc après la grève du 29 janvier 1944.
Zeggwagh Mekki Ben
Ali, ancien lieutenant-colonel des Forces Auxiliaires, exclu de tous les
établissements scolaires du Maroc, de toutes les Administrations et mis en
résidence surveillée à Azrou puis expulsé et mis en résidence surveillée à
Meknès.
Loin de briser la
détermination de la population, l’arrestation de ces jeunes élèves et de leurs
aînés a au contraire favorisé l’extension du nationalisme dans la montagne
berbère : les gardiens de prison, les chaouchs, les serveurs des autorités
militaires, la population, viennent en aide à ces jeunes détenus.
Leur entrée
fracassante dans l’arène politique locale a très vite pris une dimension
nationale. L’idée qui les a poussés à revendiquer l’indépendance de leur pays
est demeurée intacte. Le 5 février 1944, c’est l’événement important ou le
moment structurant dans un espace historique et social donné. La grève du 5
février 1944, c’est l’événement unificateur de toute une génération. Les
membres d’une génération ont, en effet, en commun non pas une idéologie
déterminée – on peut être marxiste ou conservateur – et surtout dans le cas du
Maghreb, on peut être de formation arabophone ou de formation francophone. Ce
qui les unit, c’est une certaine sensibilité particulière aux événements, une
représentation donnée de soi, des autres, de la société et du monde, et un
certain style d’action visant à changer la situation en vue de quelque chose
d’autre.
Le colonisateur qui
a bien compris l’enjeu de cette prise de conscience collective, rouvre le
collège en octobre 1944, mais confie la direction de cet établissement à un
militaire, un colonel, pour influencer les élèves. On exclut ceux qui veulent
continuer leurs études ; on destine ceux qui restent à des carrières
subalternes, mais les élèves réagissent et quelques-uns vont continuer leurs
études ailleurs qu’à Azrou.
Après plus de trois
décennies de protectorat déguisé, le résultat est consternant et le constat
affligeant pour le colonisateur. Juger et condamner des jeunes élèves à des
peines de 8 à 12 mois, c’est une reconnaissance implicite de l’échec de la
politique scolaire berbère et de la politique berbère tout court. Déjà
quelques voix s’élèvent pour préconiser une réflexion introspective sur le
collège et l’ensemble de la politique scolaire en pays berbère. Le bilan est
en effet globalement négatif : échec du mythe berbère, échec de l’isolement du
collège, échec de la politique d’obscurantisme, échec de la lutte contre
l’étude de l’arabe.
Répression,
emprisonnements, licenciement et militarisation
Nous distinguerons
deux types de réaction à la grève des élèves du collège d’Azrou : celle de
l’administration du collège et du corps enseignant, et celle des autorités
militaires de contrôle.
Ainsi Gabriel
Germain, directeur du collège, normalien agrégé de l’université, première
autorité avisée directement par les élèves, s’est limité à la lecture du texte
de la lettre remise par les grévistes sans montrer le moindre signe de
nervosité ou d’humeur, non plus d’approbation ou d’hostilité. Il a
tranquillement lu le texte en le ponctuant toutefois de plusieurs " oui "
longs et posés prononcés avec la liaison d’un " v " qui donnait " voui…voui... ".
Cette attitude n’est pas surprenante chez un directeur qui a souvent montré de
l’agacement si ce n’est de l’amertume de voir par exemple l’Ecole militaire
agir sans " principes de recrutement précis " prenant à sa guise " des élèves
de toutes classes, de la sixième à la troisième " ou enlevant dans les tribus
" des élèves qui n’avaient pas le Certificat d’Etudes ! "
Gabriel Germain,
professeur agrégé de l’université avait des idées généreuses, peut-être même
un peu trop au regard des nouveaux maîtres de la DAP et de la toute puissante
direction de l’intérieur. On lui reprochera sa bienveillance distante mais
néanmoins respectueuse, et c’est probablement pour le punir d’un comportement
un peu trop libéral avec des " indigènes " qu’il sera " déplacé " au Lycée de
Meknès, haut lieu de la colonie la plus ultra du Protectorat.
Les enseignants, de
leur côté, étaient partagés : d’un côté ceux que les anciens qualifient de
"neutres ", tout simplement parce qu’ils gardaient une distance silencieuse
devant l’événement, de l’autre côté ceux qui montraient une certaine
effervescence face à une action qu’ils n’approuvaient pas, et pressaient les
plus jeunes externes de choisir un camp ou l’autre : " Où vous mettez-vous, de
ce côté ou de l’autre ? Ou foutez le camp chez vous ". Mais si des deux côtés
les enseignants exerçaient leur métier avec un dévouement extrême, les anciens
retiennent quelques réactions empreintes d’une discrète compréhension sans
toutefois aller jusqu’à l’encouragement.
" Je me rappelle, je ne sais
pas qui me l’avait dit à l’époque au collège : " Il faut travailler, votre
pays a besoin de vous. " Avec quel sentiment, dans quel esprit ? Je n’en sais
rien. Il devait y avoir des disciples de Lyautey à l’époque,
incontestablement. Et la plupart des militaires qui avaient plus ou moins fait
la guerre savaient à peu près comment allaient les choses. Je crois qu’il y
avait cette ambiance qu’on n’était pas capable à l’époque de saisir. " (Entretien, 1999, H.A.)