Tioumliline

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Un espace de liberté pour les collégiens : le monastère de Tioumliline

 

 

 

 

 

 

 

C'est le 26 octobre 1952 que Monseigneur Lefèvre, vicaire apostolique de Rabat, a béni le nouveau prieuré de moines bénédictins installé depuis peu au coeur du Moyen Atlas, à Tioumliline, du nom de la source qui alimentait Azrou. C'est la première communauté de religieux qui s'établit au Maroc pour y vivre la vie monastique faite de prière, de travail, de silence et d'austérité. Ce prieuré bénédictin se compose de quinze moines et de cinq frères convers venus de l'abbaye d'Encalcat, dans le tarn. Le prieuré de Tioumliline est situé à 5 kilomètres d'Azrou, dans une magnifique forêt de chênes verts. A 1.500 mètres d'altitude se dressent les bâtiments de l'abbaye qui dominent Azrou, qu'on aperçoit à travers une gorge profonde et boisée.

Le bâtiment central comprend, en étage, les cellules des moines; au rez-de-chaussée, les cuisines et le réfectoire. Un autre bâtiment est réservé au dortoir, à un pensionnat d'enfants et à la bibliothèque. Enfin un toisième bâtiment est la chapelle.

Indépendamment de la vie monastique, les moines de Tioumliline se consacrent à une institution d'enseignement secondaire pour une trentaine d'enfants qui vivent au milieu d'eux. En outre, il y a un home pour accueillir les hôtes, tradition en grand honneur chez les bénédictins, depuis saint Benoît. Mais il faut dire que la plupart sont des prêtres séculiers et des laïcs à la recherche de tranquillité ou avides de goûter les joies profondes de la vie monastique. Ils disposent d'une bibliothèque importante ramenée de France.

C'est dans ce havre de paix et de verdure que régulièrement se rendent les élèves du collège pour consulter les ouvrages et la presse mis gracieusement à leur disposition par les bénédictins de Tioumliline. Des causeries et conférences sur les sujets les plus divers sont organisées à leur intention, ce qui leur permettait de se familiariser avec les techniques du débat. Outre la lecture et la consultation de manuels et ouvrages généraux, ils assistent à des projections de films ou de documentaires dont ils gardent encore une trace dans leur mémoire. C'est ainsi que les jeunes collégiens d'Azrou découvrent dans ce magnifique théâtre de verdure et de fraîcheur un cadre idéal pour forger leur caractère, enrichir davantage leur bagage culturel, et laisser libre cours à leur pensée sans aucune contrainte. C'est en quelque sorte la revanche qu'ils ont eue, disent-ils, d'une manière indirecte en ayant une université à quelques kilomètres d'Azrou :

 

    "Si on avait suivi la tendance du collège, ajoute un ancien élève aujourd'hui haut cadre de l'Etat, on aurait eu une université beaucoup plus tôt, mais voilà ç'aurait été quelque chose qui aurait échappé au pouvoir jacobiniste. Je le dis d'autant plus que ce jacobinisme a eu comme effet de casser un contexte culturel et beaucoup plus un contexte universitaire, dont Tioumliline était une certaine promesse". (Entretien, 1999, M.B.)

 

Le prétexte mis en avant par les acteurs politiques de l'istiqlal pour étouffer dans l'oeuf cet espace de culture et de liberté, c'est la prétendue tendance du monastère à chercher à convertir au christianisme les élèves du collège. Au cours des entretiens, les anciens élèves ne se contentent jamais de réponses brèves lorsqu'ils sont questionnés sur ce sujet. Tous les témoignages concordent pour reconnaître que beaucoup d'élèves faisaient leur prière, la plupart du temps, dans les dortoirs :

 

    "On n'avait jamais eu l'idée d'embrasser une autre religion, autre que la religion musulmane. Il y avait bien ici des pères, des moines qui avaient gardé des élèves chez eux, mais c'était un centre de formation, comme à Tioumliline. Ceux de ma promotion, des médecins actuellement, Bertal, Maâouni (professeurs de médecine) etc ils faisaient tous leur prière à l'heure. Tout cet entourage, les professeurs étaient bien, ils n'intervenaient jamais pour nous faire embrasser telle ou telle religion, tout ça n'avait aucune influence sur la religion." (Entretien, 1999, M.C.)

 

En réalité, cet espace de liberté très prisé des élèves du collège l'était déjà beaucoup moins du côté des autorités de contrôle qui n'appréciaient la fonction culturelle que prenait le foyer-monastère de Tioumliline. Les autorités de contrôle de l'Istiqlal prennent aussitôt le relais de leurs collègues français pour exiger la fermeture du monastère, foyer de prosélytisme chrétien affirment-ils sans apporter la moindre preuve pour étayer leurs allégations. Les nouvelles instances gouvernementales en place à l'indépendance, désireuses d'étendre leur contrôle sur la région - région qui a toujours échappé aux tentatives répétées de mainmise du parti de l'istiqlal -, ces instances ont donc décidé de manière arbitraire, au nom du cheval de bataille fallacieux de l'arabisation, de réduire à l'anéantissement le monastère, privant ainsi les élèves du collège d'Azrou de leur unique ouverture sur le monde extérieur.

 

Des relations personnalisées

 

En raison du petit nombre des élèves accédant aux grandes classes du secondaire, les moines de Tioumliline entretenaient des relations personnalisée avec tous ceux qui fréquentaient la bibliothèque du monastère. Ils s'intéressaient à leur scolarité et leur montraient beaucoup de sympathie. Ils les connaissaient tous, chacun par son nom, et leur venaient souvent en aide quand ils faisaient l'objet des foudres des Bureaux de contrôle :

 

    "A ce moment-là ils m'ont arrêté avec un camarade, Ammari. Arrivent au commissariat les pères de Tioumliline que j'ai rencontrés chez le marchand de journaux. Et on discutait politique sur le Maroc. Ils étaient ouverts. Ils l'étaient vraiment. Me voyant de la fenêtre, ils m'ont demandé ce qui se passait. Et connaisant mes idées, je ne suis pas anti-Français, je suis anticolonialiste, le père Martin est descendu voir le général (à Meknès) qui a donné des instructions au colonel ici (Azrou) pour me libérer." (Entretien, 1999, M.Z.)

 

Mohamed Benhlal

Extraits de

Le collège d'Azrou et la formation d'une élite berbère civile et militaire au Maroc : 1927-1956 .

 

 

 

Un des aspects de l'activité de l'Association des anciens élèves du collège d'Azrou : La grève du 5 février 1944
 

Les activités de l’Association des anciens élèves évoluèrent en rapport étroit avec l’évolution du mouvement nationaliste. On peut distinguer deux périodes dans l’histoire de l’Association : 1941-1944 et 1945-1957.

 

La première période 1941-1944 fut marquée, au plan politique, par quatre événements : la mise en échec de la force du colonisateur en 1940 par une force supérieure, le débarquement le 8 novembre 1942 des troupes anglo-américaines en Afrique du Nord entraînant le Maroc dans la guerre, la rencontre du sultan Sidi Mohammed ben Youssef et du président Roosevelt le 22 janvier 1943 à Anfa, et la proclamation enfin par les futurs vainqueurs du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

L’Association ne s’implique pas en tant que telle dans le mouvement national, mais plusieurs de ses membres y participent individuellement, soit avant soit après leur adhésion à l’Association, à commencer par Abdelhamid ben Moulay Ahmed, signalé le 10 juin 1943 par le chef de l’annexe de Aïn Leuh dans un rapport selon lequel celui-ci exerçait une influence nationaliste notoire sur diverses personnes d’Aïn Leuh, dont son adjoint marocain. Abdallah ben Omar, membre du bureau s’est également distingué en quittant l’enseignement public pour aller enseigner dans une école libre nationaliste. Tout le temps que cet instituteur a passé au collège depuis sa nomination, il a discrètement poussé les familles à réclamer l’enseignement du Coran et de l’arabe. D’ailleurs plusieurs anciens ont milité dans le mouvement national sans pour autant s’aliéner leur appartenance à l’Association. Ils ont dans leur immense majorité adhéré au mouvement national " à l’exception de quatre ou cinq connus comme étant francophiles et détestés d’ailleurs par les anciens ".

Parmi les nationalistes, on peut citer le président de l’Association Abdelhamid Zemmouri, instituteur de CM1 formé à la section normale du collège au moment où les élèves étaient appelés à écrire au maréchal Pétain. C’est Abdelhamid Zemmouri, " très avisé, avec un sourire narquois ", qui rédigea les lettres pour les plus jeunes ; le secrétaire général de l’Association Arahmani Abdallah ben Aomar qui est décédé, Bnou Zekri Alla Zemmouri également décédé ; Moulay Ahmed Belhoussaïne qui est encore en vie ; Ali Lyoussi qui fut un moment président de l’Association ; Abderrahmane n’Aït Lho, ancien trésorier de l’Association qui fit circuler le manifeste de l’indépendance dans tout l’Atlas, et qui fut l’un des créateurs de la section du parti de l’Istiqlal à Azrou, décédé en 1997 ; l’instituteur Abou Tajeddine Moulay Thami, un des premiers nationalistes, ancien élève aussi formé à Azrou à la section normale ; Hassan Zemmouri, le plus jeune détenu parmi les anciens, arraché de l’école à l’âge de 13 ou 14 ans pour être enfermé dans une toute petite cellule à El Hammam ; il y avait le Ghazi Beni Sadden, " un instituteur formidable " ; Hammi, lui aussi " remarquable ", l’unique membre de l’Association qui a adhéré au PDI parce que se trouvant instituteur à Itzer au moment où Bel Hassan Ouazzani, chef de ce parti, était en résidence surveillée dans cette localité, il garda estime et sympathie pour lui. D’autres ont été membres de l’Istisqlal comme Malik Hmidou et Abderrahmane N’Aït Lho. Mais beaucoup d’anciens ont toujours refusé de se laisser " enfermer " dans un parti politique, en dépit de leur engagement nationaliste. Parmi ceux de la première génération d’Azrou, citons Abou Naydal et Bel ‘Askri dont l’engagement est salué par de nombreux anciens du collège.

Il y a aussi tous ces instituteurs qui avaient formé des générations d’élèves à l’instar de Rahmani Abdallah, secrétaire de l’Association ou Mohammed Belhoucine qui a formé des générations de Zemmouri. Citons encore Bisbis Larbi, personne effacée, nationaliste, patriote, Husseïn Haj hammou, décédé, son grand frère Hbibit parmi les premières générations, le phénomène Mekki Zeggwagh, grand nationaliste de la première génération qui a initié et formé à la politique plusieurs anciens du collège, instituteur interdit, par mesure de rétorsion, de tous les établissements scolaires et de toutes les administrations publiques.

Ceux de la deuxième génération n’avaient pas à rougir devant leurs aînés, à l’instar de Hassan Alaoui qui a fait le primaire à Azrou jusqu’au certificat d’études primaires, puis il a rejoint le Lycée Poëymirau à Meknès où il a fait ses études secondaires jusqu’en seconde. Obligé par la suite pour des raisons de santé de changer de climat, il fait une année au lycée Gouraud de Rabat en 1948, avant de retourner au Lycée Poëymirau de Meknès où il retrouve ses amis Abdallah Bamaarouf, Yahia Ibn Toumert, Ali Lyoussi, ben Daoud et tous les autres anciens d’Azrou. Contraints à se replier sur eux-mêmes, ils forment un groupe très homogène et très solidaire dans le Lycée-fief des fils des colons de Meknès considérés comme les plus ultra du Protectorat. Impliqué dans une affaire de pose de bombe artisanale à Azrou, il se trouva dans l’obligation de quitter le pays avant de passer le baccalauréat, et se rendit à Toulouse où il prépara la première partie du baccalauréat. C’est à Toulouse qu’il fait la connaissance de gens aussi divers que Germain Ayache, professeur de français, Abraham Serfaty frappé d’une mesure d’expulsion par le Protectorat pour la raison qu’il est " brésilien " - performance renouvelée d’ailleurs beaucoup plus tard par Driss Basri, ministre marocain de l’intérieur, qui le fait expulser de son pays pour le même motif -, et qui travaillant à la Rochelle, revenait à Toulouse en fin de semaine. C’est à Toulouse toujours que le jeune Hassan Alaoui fait la connaissance de l’étudiant communiste Abdelaziz Belal. Une fois la première partie du baccalauréat en poche, Hassan Alaoui rejoint Saint-Germain-En-Laye où il prépare la deuxième partie du baccalauréat, aidé en cela par un emploi de maître au pair puis de pion. Il fait ensuite deux années à la Sorbonne avant de bifurquer vers le droit qui offrait plus d’ouvertures sur le marché de l’emploi. Ancien président de l’Association des anciens élèves d’Azrou à un moment où celle-ci devait s’opposer au projet du général Oufkir d’en faire une Association totalement berbère, ce chérif alaouite désigné à la tête de l’Association d’Azrou marque de façon claire le rejet par celle-ci de la ligne discriminante que le général-ministre cherchait à imposer. " Il voulait berbériser à 100% l’Association, disent-ils, nous lui avons mis un président arabophone en face ". Hassan Alaoui est aujourd’hui un brillant avocat à Meknès, après avoir présidé le conseil municipal de cette ville impériale, et représenté sa circonscription comme parlementaire.

Parmi les plus jeunes, citons les professeurs de médecine Maâouni et Bertal, les agriculteurs comme Benaïssa qui était caïd à Khémissèt, les syndicalistes comme Hajbi, ingénieur de formation et ancien secrétaire général-adjoint de l’Union marocaine du travail (UMT), décédé ; Aguejdad Daoud, ingénieur lui aussi, ancien président de l’Association et ancien directeur des Eaux et Forêts, lui aussi décédé ; encore un ingénieur, Rachid Idrissi, professeur à l’Ecole Mohammedia des ingénieurs qui découvrira de l’uranium en quantité dans les phosphates marocains, mais il périra accidentellement quelques temps après la divulgation de cette découverte par un chroniqueur officiel imprudent.

Les officiers ne sont pas en reste, à l’instar du capitaine Bouazza qui a démissionné de l’armée coloniale pour s’engager comme instituteur à l’école Guessous de Rabat. Les anciens le décrivent comme un maître d’une discipline toute militaire mais qui couvait tous ses élèves, les aimait et les faisait travailler avec " un dévouement absolument extraordinaire. Il veillait littéralement sur eux ". Décédé lui aussi. Le capitaine Bouazza enseigna à l’école Guessous au même moment que le grand militant nationaliste et ténor politique de nombreux anciens, Mekki ou Ali Zeggwagh qui a terminé lt-colonel dans les Forces auxiliaires. C’est sous leur impulsion que des élèves ont quitté en 1946 le collège d’Azrou pour se faire admettre dans les écoles libres encouragées par le mouvement national. A l’époque, le mouvement national battait son plein, et tout le monde était plus ou moins istiqlalien. Aussi les parents accentuaient-ils leur pression pour obtenir l’admission de leurs enfants dans une école libre, à l’instar du chérif de Ben Smim qui pour avoir été l’un des fervents défendeurs de l’indépendance du pays à Azrou entretenait des relations suivies avec beaucoup de gens de l’Istiqlal, et faisait inscrire son fils Hassan Alaoui chez Mohamed Guessous à Rabat. Parmi les officiers nationalistes, on peut encore citer Baqayd Ammi Driss, Gharbaoui ben Smaïl des Aït Moulli, élève de Troisième qui assista en tenue militaire de Dar Beïda à la première réunion nationaliste à Azrou, le colonel Mourad Assou, nationaliste dans l’armée française, un poète très cultivé à qui son père le khalifa Moha ou Rahho inculqua l’idée nationaliste, les colonels Mouloud Naïmi de Tedders et Mohamed Demnati, le commandant Ben Haddou Sadni, nationaliste reconnu comme tel, baroudeur à poigne à qui sa hiérarchie pouvait difficilement refuser la promotion au grade de capitaine, le colonel Hda Mohamed ben Youssef, grand nationaliste également et pilier de l’Association, Larbi Bouchta de Bni Sadden, alias " le légionnaire " parce qu’il était roux, officier nationaliste qui a quitté le Maroc en 1960 ou 1961, sans oublier tous ces officiers du côté d’Ahermoumou ou de Tahla, du côté d’Azrou ou d’Aïn Leuh.

 

Contestation et répression scolaire : la grève du 5 février 1944

 

Préparée dans le plus grand secret par Si Hammou ben Mohammed, instituteur au collège d’Azrou, la grève des élèves va marquer à tout jamais le " collège ", établissement que les Anciens élèves continueront à appeler ainsi, en dépit de la nouvelle dénomination.

Les élèves décident de déclencher un mouvement de grève en signe de solidarité avec leurs camarades et d’affirmation solennelle de leur souhait de voir leur pays accéder à l’indépendance. Ils prolongent sous une forme moderne, à leur façon, le combat suspendu par leurs aînés en février 1935.

L’explication est sans doute à rechercher dans l’imaginaire des leurs et dans les épopées périodiquement rappelées par les occupants. Tous les 11 novembre, en effet, se déroulait sous leurs yeux la commémoration des soldats morts à Tabadoult, sur la route de Meknès. Conduits en camions, les élèves assistaient à la cérémonie officielle. Ils gardent tous en mémoire l’image d’une stèle, et surtout cette terrible inscription sommairement gravée :

"Français  qui venez sur cette terre, sachez que tout épi de blé que vous y récolterez, est irrigué par le sang de nos frères ".

A leur tour, ils reprennent le flambeau des " sibistes " (insoumis) pour dire " non à l’occupation militaire, non à l’exploitation, non à la division ". Ils découvrent l’usage des graffiti nombreux et variés qu’ils apposent sur les murs et les portes. Le blanchiment des lieux et la peinture des portes des locaux en janvier 1945, ne découragent pas leurs auteurs qui apposent aussitôt de nouvelles inscriptions.

Les anciens élèves évoquent avec beaucoup de fierté cette période, à la fois " sombre et glorieuse " de l’histoire du collège d’Azrou, qui a profondément imprimé à cette génération " une maturité précoce ".

 

La contestation

 

Réunis en forêt, à l’occasion d’une sortie surveillée comme d’habitude, ils discutèrent de leur rôle d’avant-garde instruite et décidèrent de se mêler à " la lutte du peuple ". Ils portèrent ensuite, le 5 février 1944, une lettre à Gabriel Germain, directeur du collège, que nous reproduisons fidèlement, avec ses naïvetés dans la forme et dans le fond.

 

Les élèves du Collège d’AZROU

A

Monsieur le Directeur du Collège d’AZROU

 

Monsieur le Directeur

" A l’instar de leurs camarades des autres établissements scolaires des Villes, les élèves du Collège d’Azrou, réunis en session extraordinaire, ont décidé à l’unanimité de faire grève pour contribuer à la lutte que mène le peuple marocain pour l’obtention de ses droits politiques, économiques et sociaux.

Nous aimons la France, parce que c’est le pays qui nous a appris à connaître et apprécier les traditions de 1789 qui sont les siennes ; mais nous aimons aussi le Maroc, parce que c’est le pays qui nous a vus naître et que nous serons fiers de voir figurer au rang des puissances libres qui lui doivent une part de cette liberté ".

Vive la France libre, Vive le Maroc libre

Vive Sa Majesté le Sultan que Dieu le protège et le glorifie ".

 

Ce texte appelle quelques remarques :

D’une part quand on aborde l’histoire sociale des pays coloniaux, on englobe inéluctablement celle de l’instruction publique, de l’éducation dispensée qui modifie les formes de sociabilité. Le maître, le lettré, celui qui sait, assume dans la vie sociale et dans la croyance populaire une fonction de premier plan : il possède les clés de la connaissance qui permet de comprendre le monde et ses problèmes.

D’autre part deux idées essentielles se dégagent du texte dont on perçoit nettement derrière chaque mot la plume alerte et mûrement réfléchie des instituteurs nationalistes autochtones :

La première, c’est le cadre général dans lequel les grévistes déclarent s’inscrire : ils s’associent aux instruits des autres institutions scolaires pour appuyer le mouvement du peuple marocain dans son combat pour ses droits politiques.

La deuxième, c’est l’adhésion aux valeurs universelles apprises sur les bancs scolaires de l’école républicaine, telles que l’amour de la patrie et autres idéaux d’égalité et de fraternité enseignés par la Révolution de 1789. C’est au nom de ces valeurs inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, qu’ils manifestent non seulement leur attachement à leur pays en qui ils fondent tant d’espoirs, mais aussi à la France, ce " phare " qui leur a apporté tant de " lumières ".

Par ailleurs lorsqu’on examine de plus près le texte, on remarque d’emblée que ses rédacteurs ont sciemment gommé le mot " berbère " de la dénomination officielle du collège. Ils ne se reconnaissent plus comme élèves du " collège Berbère d’Azrou ", de même qu’ils dénient au destinataire de se prévaloir du titre de directeur du " collège Berbère d’Azrou ". Résolument musulmans, ils rejettent cette distinction entre collège " musulman " et collège " berbère ", qui tendait à créditer que le collège " berbère " n’appartenait pas à une même communauté. Ils n’acceptent pas de prendre à leur compte cette politique qui s’inspirait tout simplement d’une visée de réserve où les " berbères resteraient de bons sauvages, dignes d’amour et de respect, mais dont l’ultime avancement consisterait dans les galons de sous-officier de goum " (Berque, op. cit : 252). Aussi par ce geste entendent-ils condamner la politique coloniale de division ethnique et de compartimentage. Selon leurs propres termes, les fils ne font que reprendre à leur compte le combat mené par les pères contre les armées coloniales d’occupation.

Enfin le vocabulaire utilisé est révélateur de toute la proximité avec le mouvement national. Il traduit aussi la réappropriation des valeurs néorépublicaines diffusées par l’école. La référence explicite à 1789 en est le témoignage le plus sensible chez ces jeunes Berbères imprégnés des idées françaises de liberté et d’égalité. Ils réclament au nom de ces mêmes idées ce fameux droit imprescriptible à l’existence reconnu aux nationalités. On s’aperçoit effectivement qu’ici comme dans beaucoup de pays anciennement colonisés, la contestation de l’ordre établi est l’œuvre d’intermédiaires formés par l’enseignement colonial, selon un processus devenu classique. Mais on perçoit aussi toute l’ambivalence des sentiments de ces jeunes élèves, partagés entre un pays – la France - qui leur a appris à connaître et à apprécier les traditions de 1789, et leur pays - le Maroc - qui est aussi le pays qui les a vus naître et qu’ils seraient fiers de voir figurer au rang des nations indépendantes.

 

La répression

 

La réaction est violente. Le collège est occupé militairement, puis fermé pendant toute l’année. Les élèves des grandes classes sont arrêtés et jetés en prison. Des élèves de 14, 15 et 16 ans sont jetés dans des cellules noires et humides. Accompagnés et surveillés par un cavalier, quelques-uns font à pied 80 km pour aller de prison en prison. D’autres n’ont pas vu la lumière pendant quatre mois.

Parmi les élèves enlevés des bancs du collège pour " être jugés et condamnés " à de lourdes peines de prison, citons Tadli Mohamed ben Haddou, ancien gouverneur au ministère de l’intérieur, Layachi Mouloud Ou Lahcen, ancien juge à Tahala, Bartali Benhaddou ou Lahcen, ancien caïd à Khénifra, Douiri Lahbib Ben Hammou du douar Douirat d’Itzer, ancien juge à Ben Ahmed, Ouchia Alla ou Mbarch, ancien juge à Beni Lent, Hassan Ben Mohamed Zemmouri, ancien secrétaire d’Etat à l’intérieur et ancien ministre de l’agriculture, et feu Hossein Haj Hammou.

D’autres anciens qui occupaient à cette époque des postes dans l’administration furent également arrêtés et condamnés ou mutés. Citons Hammou ben Mohamed de Tiflet, ancien instituteur à Casablanca, Abdelhamid Zemmouri, ancien gouverneur à Casablanca et à Rabat, et ancien ministre du commerce et de l’industrie, signataire du " manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944 ", Arahmani Abdallah Ben Aomar, ancien chef de cabinet au ministère de l’intérieur, signataire du " manifeste du 11 janvier 1944 ", Bnouzekri Amar Bennaceur, lui aussi signataire du manifeste, muté de Khémissèt dans le Sous.

A cette liste de condamnés à des peines de prison, il faudrait ajouter les deux premiers anciens du collège admis après mille et une difficultés à continuer leurs études au collège Moulay Youssef à Rabat :

Chafik Mohamed Ben Ali, ancien inspecteur d’enseignement à Casablanca, ancien secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur, ancien directeur du collège Impérial, exclu de tous les établissements scolaires du Maroc après la grève du 29 janvier 1944.

Zeggwagh Mekki Ben Ali, ancien lieutenant-colonel des Forces Auxiliaires, exclu de tous les établissements scolaires du Maroc, de toutes les Administrations et mis en résidence surveillée à Azrou puis expulsé et mis en résidence surveillée à Meknès.

Loin de briser la détermination de la population, l’arrestation de ces jeunes élèves et de leurs aînés a au contraire favorisé l’extension du nationalisme dans la montagne berbère : les gardiens de prison, les chaouchs, les serveurs des autorités militaires, la population, viennent en aide à ces jeunes détenus.

Leur entrée fracassante dans l’arène politique locale a très vite pris une dimension nationale. L’idée qui les a poussés à revendiquer l’indépendance de leur pays est demeurée intacte. Le 5 février 1944, c’est l’événement important ou le moment structurant dans un espace historique et social donné. La grève du 5 février 1944, c’est l’événement unificateur de toute une génération. Les membres d’une génération ont, en effet, en commun non pas une idéologie déterminée – on peut être marxiste ou conservateur – et surtout dans le cas du Maghreb, on peut être de formation arabophone ou de formation francophone. Ce qui les unit, c’est une certaine sensibilité particulière aux événements, une représentation donnée de soi, des autres, de la société et du monde, et un certain style d’action visant à changer la situation en vue de quelque chose d’autre.

Le colonisateur qui a bien compris l’enjeu de cette prise de conscience collective, rouvre le collège en octobre 1944, mais confie la direction de cet établissement à un militaire, un colonel, pour influencer les élèves. On exclut ceux qui veulent continuer leurs études ; on destine ceux qui restent à des carrières subalternes, mais les élèves réagissent et quelques-uns vont continuer leurs études ailleurs qu’à Azrou.

Après plus de trois décennies de protectorat déguisé, le résultat est consternant et le constat affligeant pour le colonisateur. Juger et condamner des jeunes élèves à des peines de 8 à 12 mois, c’est une reconnaissance implicite de l’échec de la politique scolaire berbère et de la politique berbère tout court. Déjà quelques voix s’élèvent pour préconiser une réflexion introspective sur le collège et l’ensemble de la politique scolaire en pays berbère. Le bilan est en effet globalement négatif : échec du mythe berbère, échec de l’isolement du collège, échec de la politique d’obscurantisme, échec de la lutte contre l’étude de l’arabe.

 

Répression, emprisonnements, licenciement et militarisation

 

Nous distinguerons deux types de réaction à la grève des élèves du collège d’Azrou : celle de l’administration du collège et du corps enseignant, et celle des autorités militaires de contrôle.

Ainsi Gabriel Germain, directeur du collège, normalien agrégé de l’université, première autorité avisée directement par les élèves, s’est limité à la lecture du texte de la lettre remise par les grévistes sans montrer le moindre signe de nervosité ou d’humeur, non plus d’approbation ou d’hostilité. Il a tranquillement lu le texte en le ponctuant toutefois de plusieurs " oui " longs et posés prononcés avec la liaison d’un " v " qui donnait " voui…voui... ". Cette attitude n’est pas surprenante chez un directeur qui a souvent montré de l’agacement si ce n’est de l’amertume de voir par exemple l’Ecole militaire agir sans " principes de recrutement précis " prenant à sa guise " des élèves de toutes classes, de la sixième à la troisième " ou enlevant dans les tribus " des élèves qui n’avaient pas le Certificat d’Etudes ! "

Gabriel Germain, professeur agrégé de l’université avait des idées généreuses, peut-être même un peu trop au regard des nouveaux maîtres de la DAP et de la toute puissante direction de l’intérieur. On lui reprochera sa bienveillance distante mais néanmoins respectueuse, et c’est probablement pour le punir d’un comportement un peu trop libéral avec des " indigènes " qu’il sera " déplacé " au Lycée de Meknès, haut lieu de la colonie la plus ultra du Protectorat.

Les enseignants, de leur côté, étaient partagés : d’un côté ceux que les anciens qualifient de "neutres ", tout simplement parce qu’ils gardaient une distance silencieuse devant l’événement, de l’autre côté ceux qui montraient une certaine effervescence face à une action qu’ils n’approuvaient pas, et pressaient les plus jeunes externes de choisir un camp ou l’autre : " Où vous mettez-vous, de ce côté ou de l’autre ? Ou foutez le camp chez vous ". Mais si des deux côtés les enseignants exerçaient leur métier avec un dévouement extrême, les anciens retiennent quelques réactions empreintes d’une discrète compréhension sans toutefois aller jusqu’à l’encouragement.

" Je me rappelle, je ne sais pas qui me l’avait dit à l’époque au collège : " Il faut travailler, votre pays a besoin de vous. " Avec quel sentiment, dans quel esprit ? Je n’en sais rien. Il devait y avoir des disciples de Lyautey à l’époque, incontestablement. Et la plupart des militaires qui avaient plus ou moins fait la guerre savaient à peu près comment allaient les choses. Je crois qu’il y avait cette ambiance qu’on n’était pas capable à l’époque de saisir. " (Entretien, 1999, H.A.)